Dibbouks
Avec pour indices les témoignages de ses parents, quelques photos et bribes de souvenirs, la narratrice décide de mener l’enquête pour retrouver une demi-sœur peut-être imaginaire et la convaincre de la laisser en paix. Tel est l’argument de Dibbouks d’Irène Kaufer, mon coup de cœur de l’été, de ces livres que l’on referme avec la sensation que tout est dit, que tout se tient, que tous les éléments se renvoient les uns aux autres, comme les faces d’une pierre précieuse bien taillée. A découvrir, à partager !
Telle quelle, l’expérience humaine est incommunicable. Beaucoup ont souffert de cette impossible transmission, endurant les tourments jusqu’à comprendre que c’est la distance entre l’expérience et la personne qui a vécu cette expérience qui constitue la porte d’entrée pour le partage.
Pour remonter son histoire familiale marquée par le ghetto de Cracovie, l’exode et la déportation, Irène Kaufer emprunte les codes du roman fantastique et, plus particulièrement, une figure de la tradition juive : le dibbouk, cette âme morte qui, refusant sont sort, décide de hanter une âme vivante. Ce choix d’une interprétation littérale des fantômes de l’Histoire offre à la lecture une dose salutaire de second degré et, sans doute, le courage pour l’autrice d’entamer la quête.
Les personnes deviennent personnages : un homme et une femme qui furent un couple, leurs destins troués, les énigmes qu’ils laissent par-delà la mort. Et rapidement cette image obsédante d’une séparation : une femme — une autre femme -, portant une petite fille, et qu’on n’a jamais revues. Et si cette fille disparue s’était faite le dibbouk de sa demi-sœur ? Avec pour indices les témoignages de ses parents récoltés pour la fondation Spielberg, quelques photos et bribes de souvenirs, la narratrice, double fictionnel de l’autrice, décide de mener l’enquête pour retrouver cette demi-sœur et la convaincre de la laisser en paix.
Qui est l’intruse ? A‑t-elle seulement vécu ? Un prénom, Mariette, atteste d’un minimum d’existence. Une date de naissance surgie d’un lapsus, quelques minuscules fragments qui peu à peu s’emboîtent, sans que rien ne soit sûr. Cette manière d’hommage à ce qui aurait pu vivre mais n’en a pas eu la chance n’est pas sans évoquer l’œuvre de Christian Boltanski, toute empreinte de l’absence et néanmoins facétieuse dans son obstination à affirmer la vie dans tous ses possibles, accordant au virtuel l’effectivité du réel, fût-ce au conditionnel passé, revanche de l’imaginaire sur la tragédie.
Puisqu’on est en pleine tradition juive, notre héroïne requiert l’assistance d’une rabine-psychanalyste, sans beaucoup de résultat. Une improbable détective aux pouvoirs médiumniques se révèle plus efficace mais la rencontre avec son hypothétique demi-sœur en coûte à la narratrice un doute sur sa propre existence. Et si elles existent toutes deux, laquelle est le dibbouk ? Sans compter que, si on s’en réfère au titre du livre, les dibbouks sont plusieurs… Peu à peu, le récit déploie ses possibles et chaque existence se dédouble, jusqu’à émettre l’hypothèse de dibbouks au carré.
A cet endroit, on songe aux accents oulipiens de L’anomalie d’Hervé Letellier, qui raconte le destin de ces passagers d’un vol qui, pris dans une terrible tempête, ont atterri deux fois à six mois d’intervalle et s’en retrouvent clonés. J’ai toujours un peu peur, à la lecture de ce genre d’audace, que la chute ne soit pas à la hauteur. Je ne veux rien divulgâcher mais, là, bravo.
L’expérience humaine est incommunicable, disions-nous. Mais il arrive qu’un roman rassemble, non pas la vie, c’est impossible, mais une forme de vie cristallisée. Il est des livres que l’on referme avec la sensation que tout est dit, que tout se tient, que tous les éléments se renvoient les uns aux autres, comme les faces d’une pierre précieuse bien taillée. Et ce prodige d’architecture littéraire offre un sentiment de complétude, de gratitude. Dans mon panthéon personnel, éminemment subjectif, j’ai éprouvé cette émotion pour Le cœur est un chasseur solitaire de Carson Mc Cullers, pour Le Chardonneret de Donna Tartt, et pour quelques autres dont Dibbouks d’Irène Kaufer.
La belle ouvrage que ce roman. Et on s’autorise à imaginer l’autrice savourant son café ou un verre de vin, le cœur allégé. Car l’objet ainsi achevé se révèle, à n’en pas douter, un redoutable piège à dibbouks.
Dibbouks, Irène Kaufer aux éditions de L’Antilope
1060 Saint-Gilles
Bruxelles