C’était génial de vivre
Marceline Loridan-Ivens … Je dois dire que j’ai bien du mal à utiliser son patronyme pour la présenter, tant j’ai eu l’impression qu’elle m’avait pris la main en toute simplicité tout au long des 184 pages de « C’était génial de vivre ». D’ailleurs, dans ma tête, quand j’y pense (et son parcours m’habite profondément depuis que j’ai lu ce récit), je la tutoie, Marceline. D’ailleurs, Loridan-Ivens, c’est un nom de femme mariée. Son nom, à Marceline, c’est Rozenberg …
Cet ouvrage, c’est la retranscription d’entretiens réalisés par le documentariste David Teboul et l’avocate Isabelle Wekstein-Steg à la fin de la vie de cette femme déportée à Auschwitz-Birkenau à quinze ans dans le même convoi que Simone Veil, dont elle deviendra une amie indéfectible. À son retour en France, elle s’engage dans la lutte pour l’émancipation des peuples et des femmes. Dans un contexte de décolonisation, elle réalise des films sur l’Algérie, le Vietnam, se rend en Chine en pleine révolution culturelle avant de prendre ses distances avec le cinéma. On la connaît principalement aujourd’hui pour les deux ouvrages qu’elle a co-écrit avec Judith Perrignon, Et tu n’es pas revenu et L’Amour après.
Quand je suis rentrée, j’étais déjà morte. À vingt ans, j’ai voulu me jeter dans la Seine. C’était ma deuxième tentative. Un inconnu m’a rattrapée. Quand on veut mourir, on essaye et puis c’est tout. Si on s’y prend mal, c’est peut-être qu’on ne le veut pas vraiment. Si j’ai voulu en finir, c’était parce que le monde de l’époque me paraissait lamentable. Je ne savais pas quoi faire de ma peau. La sortie du camp était impossible. À la fin des années 1940, il y avait autre chose. On se sentait toujours entourés de fil de fer barbelés. On ne les voyait pas, mais ils étaient là. Ces barbelés de l’après-guerre, c’était les incompréhensions, les aberrations, les mensonges. L’attitude du général de Gaulle vis-à-vis des Juifs me paraissait lamentable, lui que tant de Juifs avaient rejoint à Londres. Dans ces années-là, on a posé un couvercle sur la marmite. Il ne fallait surtout pas parler des camps. Ça a duré dix ans, vingt ans, trente ans, quarante ans. Pendant combien d’années a‑t-on été privés du droit d’en parler ! Aujourd’hui, alors que c’est devenu possible, on se retrouve face à des ordures antisémites et négationnistes. C’est le silence de l’après-guerre qui en est responsable.
Au travers de ce récit, Marceline nous raconte sa vie et nous emmène avec elle, d’abord dans le Vaucluse, où son père achète un château afin de les protéger des menaces pesant sur les Juif·ves, puis dans les camps, où elle fut déportée entre avril 1944 et mai 1945, avant de nous faire vivre son retour à la vie, avec tous les stigmates et les blessures qu’ont engendrées ces années de déportation. Sans fard, elle révèle une vie marquée par les camps et comment elle a navigué dans l’existence, entre engagements politiques et pertes de repères, entre témoignages cinématographiques de son époque et incompréhensions de toustes celleux qui n’avaient pas connu l’enfer. Sans jamais virer dans le pathos, mais toujours sur la crête de l’émotion et du frisson, Marceline nous offre un témoignage humain d’une rare puissance, entre résilience, résistance et inévitables découragements dans une vie marquée par une horreur humaine dont elle a eu à cœur de témoigner pour sensibiliser les générations futures, mais aussi pour dénoncer une France dont elle estime qu’elle n’a pas encore pu reconnaître son véritable rôle dans la Shoah. Celle qui a plusieurs fois tenté de se donner la mort nous livre un véritable hymne à la vie. “C’était génial de vivre” a‑t-elle confié aux deux auteur·es dans leur premier entretien !
C'était génial de vivre - Isabelle Wekstein-Steg & David Teboul - Éditions Les Arènes - Juin 2021
1060 Saint-Gilles
Bruxelles