Fragments de journal de bord de Street & Read

Janvier 2022, un vendredi

Parvis de Saint-Gilles, nous parlons longuement avec Martin1 (il faudrait plutôt dire qu’on l’écoute), extrêmement cultivé, mais qui ne nous a encore jamais emprunté de livre. Pourtant à l’entendre on comprend qu’il a dû en lire beaucoup dans sa vie d’avant. Il vient nous voir à chaque fois maintenant. J’aimerais savoir comment il s’est retrouvé dans cette situation. Mais de quelle situation s’agit-il exactement je ne sais pas, en tout cas il m’avait déjà dit auparavant qu’il avait tout perdu sans entrer dans les détails ; je suis certain qu’il ne dort pas à la rue (mais je n’ai pas encore osé lui demander où). Il me dit qu’il espère que sa situation s’arrange prochainement. On peut donc être intelligent, cultivé, ne pas être alcoolique et se retrouver à la rue.

On est approché par toutes sortes de gens qui ont l’air déjà bien entamés en cette matinée froide et brumeuse. Corentin, une cannette, à la main titube vers nous. Mais ça va, il n’a pas l’air trop agité aujourd’hui. Plus tard, il pissera carrément sous nos yeux, là, sur la porte de l’immeuble d’à côté. Corentin, c’est celui qui aime bien lire et réciter de mémoire des passages de la Bible. Mais il sait maintenant que c’est pas trop mon truc la Bible et que la seule qu’on avait “en rayon” est sans doute perdue définitivement. Les petits cafés partent bien aujourd’hui. Aziza emprunte un livre pour Philippe qui travaille au Clos et nous demande d’apporter du “Agatha Christie” pour la prochaine fois. On explique le fonctionnement de la bibliothèque à un intéressé, un autre dit : “ah, il faut ramener les livres ? alors j’en prends pas car je vous le dis franchement, moi je vais pas les ramener. Je vais les planquer dans un coin et je vais pas les ramener”. Carlos me dit que c’est bien ce qu’on fait là avec “la littérature, les livres tout ça”, mais lui non il ne lit pas, ce n’est pas pour lui semble-t-il dire en hochant la tête de gauche à droite et avec l’index faisant des cercles autour de la tempe. Plus tard, il s’approchera encore, l’air secret, pour me confier quelque-chose… Il le fait souvent ça. Il parle alors très doucement et semble se confier à moi de quelque-chose qui l’a extrêmement choqué dernièrement. Quand il fait ça, je ne le comprends plus, mais on se regarde quand même dans les yeux et je l’écoute, j’essaie du moins. J’ai l’impression qu’il mélange aussi avec une autre langue (portugais ou espagnol). Une femme au look punk avec un petit chien aborde Johanne. Elle parle un anglais mélangé de mots allemands. On ne comprend pas ce qu’elle dit, son discours est entrecoupé de grossièretés. “Give me a fucking coffee with three fucking sugars or I’ll…”. Elle passe dans la même phrase d’un sourire aimable à une attitude menaçante. Elle promet que “si ??? elle le/la tuera”. Dominique nous glisse en aparté “elle peut être vraiment dangereuse celle-là quand elle s’énerve, faites gaffe !”. Puis Johanne engage la conversation avec un monsieur qui accepte un café et elle lui explique pourquoi nous sommes là. Il lui dit que ce qui l’intéresse, ce sont les livres d’actualité ou les trucs un peu psychologiques. Mais on dirait que c’est pour lui faire plaisir qu’il dit ça.

Papote avec Claude (dort devant la gare centrale depuis deux mois) qui nous aborde souvent juste pour parler et prendre des cafés. Il m’a dit qu’il dormait là. Sa nuit n’avait pas été bonne, car il avait été réveillé vers 3h par des “flamands” de passage. Il leur a dit de parler moins fort et puis leur a balancé “c’est chez nous ici !”. Les “flamands” ont grommelé quelque-chose. On parle de la guerre imminente en Ukraine avec Fiona la bénévole du jour. Il intervient et dit : “Poutine, c’est un aryen. Pas comme Hitler, qui les aimait bien, mais il l’était pas lui-même ; un aryen c’est quelqu’un qui écrase les faibles”. Claude a les yeux gris. Un monsieur arabe (marocain ?) me pose une énigme dans laquelle il y a “est-ce que Jésus est le fils de Dieu ?” Il m’entend parler de quelqu’un qui s’appelle Rabbah, il croit entendre “rabin” et me dit “chez nous on dit ‘imâam’ ”. Il tient à me faire savoir qu’il a déjà converti plusieurs personnes à l’islam. Je sens qu’il veut me tester, me piéger peut-être ? Henri passe saluer les copains, puis vient me serrer la pince. Il me dit que ça va bien pour lui en ce moment, ça fait un an qu’il est sorti de la rue et son bail vient d’être prolongé de deux ans, car il est réglo et “remplit sa part du marché”. Il est en train de travailler à un livre sur les sdf avec quelques partenaires, c’est lui en tant qu’expert qui commente les photos. Et puis ajoute-t-il, maintenant il donne carrément des conférences sur le sans-abrisme et on l’invite tous frais payés dans plusieurs pays européens. Gare du midi, deux gars me demandent si j’ai des livres en polonais. Je promets d’en amener la prochaine fois.

  1. Les prénoms des personnes citées sont déguisés.
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